Séminaire Littératures et arts, XIXe-XXe siècles
Le jeudi 30 novembre 2023 aura lieu le « Séminaire Littératures et arts, XIXe-XXe siècles » du laboratoire IHRIM à l'ENS de Lyon (14h à 17h, site Descartes, salle D2.004). Cette séance portera sur « Littérature et migrations : actualité du Refugee Writing », comprendra deux interventions de Jaine Chemmarchery et Cédric Courtois et sera encadrée par Vanessa Guignery.
Vanessa Guignery (ENS de Lyon) : Introduction sur le « refugee writing » : définitions et modalités
Cette introduction vise à présenter la catégorie du « refugee writing » dans la littérature contemporaine de langue anglaise en en dessinant ses contours et modalités d’écriture. Nous reviendrons tout d’abord sur des questions de sémantique et sur la définition du terme « réfugié » avant de nous interroger sur les différentes formes génériques que prend le « refugee writing » (écrits par et sur les réfugié·es) à l’époque contemporaine. Nous nous pencherons plus précisément sur les moyens développés par les auteurs et autrices pour rendre compte du « fossé inguérissable » (« unhealable rift », Edward Saïd) creusé par des « expériences de la limite » (Claire Gallien) dans des œuvres de fiction ou des ouvrages qui brouillent volontairement les frontières entre fiction et non-fiction. En nous appuyant sur les théories du trauma (Cathy Caruth, Anne Whitehead) et de la vulnérabilité (Jean-Michel Ganteau), nous verrons en quoi les situations d’instabilité et de précarité des réfugié·es peuvent être reflétées dans des formes elles-mêmes fragmentaires et vulnérables. Nous montrerons en quoi les choix formels des écrivain·es peuvent être porteurs d’une dimension politique et éthique.
Jaine Chemmachery (Sorbonne Université) : Les Refugee Tales : réintégrer les réfugié·es au corps collectif par le récit et la marche
Cette intervention se propose d’analyser des textes tirés des Refugee Tales (2015-2023), une série d’ouvrages composés de témoignages directs et de textes coécrits par des réfugiés détenus au Royaume-Uni et des auteurs/autrices comme Bernardine Evaristo, Abdulrazak Gurnah, Kamila Shamsie, Jackie Kay, parmi bien d’autres. Claire Gallien affirme que l’impact de la littérature des réfugiés réside dans son « extraterritorialité », c’est-à-dire « sa capacité à interroger les histoires littéraires dominantes définies le long des frontières nationales, à contrecarrer les visions unilingues des langues nationales et les conceptions individuelles de l’autorité et à inspirer [...] des ‘turbulences’ dans les pratiques artistiques, critiques et académiques. » (« Refugee Literature » 2018, 735 ; ma traduction). Je souhaite analyser comment ces productions, en particulier le projet « 28 for 28 » (Refugee Tales | 28 Tales for 28 Days (28for28.org), mettent en exergue les questions d’appartenance et de nonappartenance. Être un réfugié en Angleterre signifie avoir un statut liminal, ce qui est illustré par le fait que les réfugiés peuvent faire l’expérience d'une détention indéfinie (« indefinite detention ») et se situent donc dans un espace intermédiaire en termes d’appartenance et de non-appartenance au corps social. Les textes de « 28 for 28 », initialement issus d’un processus de co-écriture, ont ensuite été lus par les auteurs/autrices, pas systématiquement les mêmes que les récepteurs/réceptrices du premier récit d’ailleurs, et les vidéos sont désormais accessibles sur le site web du projet. Ce projet aborde directement la notion de frontière puisqu’il repose sur plusieurs événements passés, dont une marche le long de la frontière britannique en 2019, mais il souligne également l’articulation entre diverses pratiques artistiques dès lors que le projet combine partage de récits, écriture fragmentaire, lecture orale de textes ainsi que la marche. Je souhaite réfléchir à la manière dont ces fragments littéraires sont réintégrés dans un cadre plus large, celui du projet, mais surtout à la façon dont l'évolution d’un récit oral partagé à l’occasion d’une marche vers un texte puis une lecture orale rendue pérenne sur internet participe d’un processus d'expansion qui contribue finalement à recréer une forme de lien/liant reposant sur une dimension pratique et incarnée (« embodied »). Ce projet multimodal s’apparente à une caisse de résonance, qui amplifie et réverbère les expériences et les témoignages des réfugiés, et constitue un processus profondément éthique basé sur la « relationnalité », susceptible d’aboutir à une forme de réintégration, voire une réincorporation, de sujets considérés comme « impossibles à pleurer » (« ungrievable », Butler 2009) ou « ingouvernables » (Hage 2017) dans le corps social. J'aimerais réfléchir à la manière dont la « visualité performative » (Murphy, 2018 ; ma traduction) du projet peut susciter une réponse affective de la part de l’auditoire mais aussi interroger les modalités qui permettent à ce projet de retenir l’« attention » (Ganteau, 2023) au sens le plus fort du terme.
Cédric Courtois (Université de Lille) : « Let’s Tell This [Short] Story Properly » : migration et voix dans Manchester Happened (2019) de Jennifer Nansubuga Makumbi et Better Never Than Late (2019) de Chika Unigwe
L’écrivaine ougandaise Jennifer Nansubuga Makumbi et l’écrivaine nigériane Chika Unigwe donnent toutes deux la parole à celles et ceux qui ne sont souvent (toujours ?) pas entendu·e·s : les migrant·e·s/réfugié·e·s africain·e·s en Europe. Dans cette présentation, je propose d’étudier la poétique et la politique de la voix et des corps dans ces deux récents recueils de nouvelles, qui plongent dans la vie des migrant·e·s/réfugié·e·s Ougandais·e·s en Angleterre et des Nigérian·e·s en Belgique. Les deux ouvrages tissent des liens entre les cultures nigériane/ougandaise et anglaise/belge, et offrent un portrait kaléidoscopique des migrant·e·s/réfugié·e·s ougandais·e·s et nigérian·e·s qui choisissent — ou n’ont pas le choix — de s’installer en Angleterre ou en Belgique ; ces recueils contribuent également à démystifier la perception idéalisée de l’Europe pour ces migrant·e·s/réfugié·e·s. Ils semblent vouloir « raconter correctement cette histoire [de migration] », pour reprendre le titre d'une nouvelle de Makumbi, en offrant une réflexion sur les questions de migration et du chez-soi (home).
L’un des personnages de Manchester Happened déclare : « Inside we were dying, I threw away all that Uganda had taught me socially and culturally and allowed Britain to realign me ». Que peut-on dire de la voix du personnage ici ? Que reste-t-il des voix des migrant·e·s/réfugié·e·s une fois en Europe ? Comment ces personnages sont-ils influencés — « réalignés » — par leurs expériences en Europe ? Dans cette communication, je me pencherai en particulier sur le choix générique de la nouvelle. Pour Edgar Allan Poe la nouvelle est une « concentrated form, wrought out of an intensification of thought and feeling and demanding an equivalent stylistic intensity ». Dans une nouvelle, l’accent est par conséquent mis sur les épisodes qui changent une vie, une destinée, sur des épisodes de crise ; la migration est en effet un événement qui change une vie de façon drastique et dramatique, ce qui semble, de ce point de vue, rendre l'utilisation du genre de la nouvelle « naturelle ». Nous verrons que ce choix générique, au-delà de sa dimension poétique, est également « politique » (Rancière) puisque ces récits peuvent être perçus comme une « littérature mineure » (Deleuze et Guattari).